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Spiritueux chez Lacaussade

Crédit photo : Caves des Mascareignes - ChatGPT
Dans les verres de l’exil : vin et spiritueux dans la poésie d’Auguste Lacaussade
Entre métaphores sensuelles et mémoire coloniale, les alcools peuplent l’imaginaire d’un poète créole oublié
Introduction
Né à l’île Bourbon en 1815, Auguste Lacaussade incarne la voix subtile d’un romantisme insulaire, à la croisée des mondes. Fils illégitime d’un colon blanc et d’une femme de couleur affranchie, il a grandi dans l’ambiguïté sociale de la société coloniale. Poète de l’exil, traducteur de Dante, chroniqueur de la mémoire et de la mer, Lacaussade évoque dans ses vers le vin et les spiritueux comme des marqueurs symboliques : tantôt échos d’un monde ancien, tantôt emblèmes d’une errance intérieure.
Dans cet article, nous explorons la manière dont le vin, le rhum et d’autres breuvages apparaissent dans son œuvre — non comme plaisirs matériels, mais comme signifiants culturels et poétiques.
L’ivresse métaphysique : quand le vin devient image de l’âme
Chez Lacaussade, le vin n’est jamais convoqué comme une boisson festive. Il prend au contraire une dimension presque sacrée, une densité symbolique liée à l’extase mystique ou à la rêverie poétique. Dans son recueil Poèmes et Paysages, il écrit :
« L’âme, comme un vin noir dans l’amphore du cœur,
Vieillit, lourd souvenir, au fond du souvenir. »
Ici, le vin devient un miroir du temps et de la mémoire. Le choix du "vin noir", probablement métaphorique, renvoie à une forme d’oubli dense, d’introspection sombre, à l’image des vieux crus qui se bonifient mais s’assombrissent. Le breuvage devient un langage de l’intime.
Le rhum, entre paysage colonial et hantise identitaire
Plus présent que le vin, c’est bien le rhum, emblème de l’économie sucrière, qui hante les vers de Lacaussade. Ce spiritueux issu de la canne à sucre évoque la violence historique de la plantation autant que la chaleur des terres créoles. Dans son poème Le Mendiant, on lit :
« Et l’ivresse en sa coupe avait mis le vieux rhum,
Que le noir distillait sous la lampe en silence. »
Ce vers, d’apparence anodine, dit beaucoup. Le geste du "noir" distillant dans le silence est une allusion voilée à l’esclavage, à la transmission de savoirs contraints, et à la persistance des gestes dans l’ombre. Le rhum, loin d’être une réjouissance, devient ici une mémoire liquide — un vecteur de l’histoire silencieuse et douloureuse.
Les spiritueux comme métaphores du déracinement
Lacaussade, exilé à Paris, ressent profondément le manque de sa terre natale. Dans plusieurs textes, le vin et les spiritueux surgissent comme les échos d’une chaleur perdue, les vestiges liquides d’un monde tropical devenu imaginaire. Dans une lettre à son ami Leconte de Lisle, il confie :
« J’ai rêvé, cette nuit, d’un punch au citron vert,
Qui fumait sur la mer, au soleil de décembre. »
Le punch, boisson réunionnaise par excellence, incarne ici non pas une soif à étancher, mais une nostalgie gustative. Cette évocation sensorielle du goût devient le support d’une rêverie géographique. Le breuvage, comme une île miniature, contient la mémoire du pays natal.
Conclusion – Mémoire liquide, poésie enivrante
Chez Auguste Lacaussade, le vin et les spiritueux ne sont jamais anecdotiques. Ils jouent le rôle de marqueurs symboliques d’un monde disparu, d’un exil poétique, d’une histoire coloniale enfouie. Refusant toute banalisation festive, le poète créole leur confère une charge mémorielle et métaphysique rare, dans la grande tradition romantique.
Explorer son œuvre, c’est redécouvrir comment les alcools peuvent devenir le support d’une méditation sur l’histoire, la perte, l’identité. Une invitation à lire autrement les verres levés dans la poésie : non pour célébrer, mais pour se souvenir.